Paul-André Proulx

Littérature québécoise

Agnant, Marie-Célie

1. La Dot de Sara .

Éd. du Remue-ménage, 1995, 181 p.

La Femme haïtienne


Ce premier roman de Marie-Célie Agnant, native d'Haïti, créa une vive impression. Il s'agit de l'histoire de Marianna, qui s'est dévouée sans compter pour que ses enfants échappent au sort qu'elle a connu. Comme la mère et la grand'mère de Dany Laferrière, elle a tout fait pour leur procurer une arme de libération telle que l'instruction. Mais dans un pays où la dictature se fait un point d'honneur de tuer les adversaires potentiels, il ne reste plus qu'à le quitter pour des cieux moins menaçants.

Quand les Haïtiens réussissent à prendre racine ailleurs, en l'occurrence Montréal, ils font généralement venir leur mère qui devrait être heureuse de l'invitation. Enfin retrouver les siens et mener une vie paisible au sein d'une communauté peu belliqueuse! Rêve insensé s'il en est un. Les petits-enfants élevés, on s'en débarrasse pour faire de la place dans les petits logements qu'occupent habituellement les immigrants. Devenues grand'mères, ces femmes sont contraintes alors d'aller sonner à la porte des services sociaux afin de recevoir des allocations de survie, communément appelées le BS.

Souvent abandonnées par leur mari depuis belle lurette et laissées à elle-même dans une terre d'exil, elles n'aspirent en vieillissant qu'à retourner dans leur pays d'origine. Au moins là, elles se retrouveront entourées de semblables qui pourront les accompagner dans le dernier droit de leur existence.
Les romans de Marie-Célie Agnant sentent la révolte qu'enclenche chez elle la condition féminine haïtienne. Malheureusement, elle n'effleure que le problème dans une langue qui ressemble à celle d'une bonne étudiante.

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2. Le Livre d'Emma .

Éd. du Remue-ménage, 2001, 167 p.

La Femme antillaise

La Dot de Sara nous a révélé cet auteur. Le Livre d'Emma vient confirmer son talent. Avec ce roman, elle donne une version féminine du film Amistad en détroussant la filière qui a façonné la femme antillaise.

Le propos se loge à l'enseigne d'un institut psychiatrique, où un médecin requiert les services de Flore, une interprète chargée de lui traduire les révélations d'Emma, une patiente antillaise accusée du meurtre de son enfant. Petit à petit, l'interprète porte à cette patiente de sa race une attention qui dépasse le cadre de ses exigences professionnelles. Elle tente par elle-même de découvrir ce qui a amené Emma à commettre un infanticide.

Pour y parvenir, elle remonte la filière de sa famille jusqu'à cette grand-mère bantoue qui fut arrachée à sa terre guinéenne pour être embarquée sur un négrier en partance pour les Antilles. Arrivée à destination, elle devient une esclave marquée au fer rouge par son propriétaire. Comme cette condition ne se limite pas aux travaux des champs, elle doit aussi participer à l'assouvissement des désirs des hommes, toutes couleurs confondues.

De génération en génération, les ancêtres d'Emma ont ingurgité à fortes doses la haine et le mépris. Dans un tel contexte, elles se sont forgé une âme d'humiliées qu'elles ont transmise à leurs descendantes. Il ne restait plus alors à l'héroïne qu'à se débarrasser de la fille qu'elle a mise au monde pour mettre fin à cette " malédiction du sang ". En fait, ce roman trace le portrait des femmes de sa famille, dont elle a voulu être la dernière à subir l'atavisme qui explique sa folie meurtrière.

La construction mécanique du roman est parfois agaçante parce que chaque chapitre réfère à une ancêtre de l'héroïne. Dans la seconde moitié du roman, Agnant poursuit de façon beaucoup plus liante. Au niveau de l'écriture, on croirait lire la copie d'une première de classe, qui fait tendre des mains moites et ployer des arbres sous le vent. Il n'en reste pas moins que c'est une réussite. Il se dégage une poésie qui englobe le roman dans une atmosphère tendue d'émotions. Bref, Marie-Célie Agnant, comme Dominique Bona et Maryse Condé, ajuste le regard que nous portons sur la femme antillaise.
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3. Un alligator nommé Rosa.

Éd. du Remue-ménage, 2007, 238 p.

Les Purges en Haïti

Derrière le rideau des montagnes dressé devant la Méditerranée se cache Rosa, la "reine choche", telle que l'on appelle la responsable des purges commandées par le bon Doc Duvalier. Ce père maudit de la nation haïtienne confiait aux femmes l'extermination de ses prétendus opposants parce qu'il croyait, en bon macho, que la gent féminine était plus douée à la tête d'une mission mortifère en raison de leur cruauté comparable à celle de l'alligator.

Avec ses "gazelles féroces", Rosa a ratissé le pays jusqu'à la mort du tyran. Elle a fui alors à Gourdaix en France pour ne pas subir à son tour la médecine purgative de son successeur, le propre fils du dictateur que l'on appelait affectueusement Baby Doc. La marâtre a emmené, avec elle la jeune Laura, une femme qu'elle avait prise, enfant, sous son aile. Sur ce canevas, l'auteure a peint le tableau des âmes humiliées qui ont survécu aux exactions d'"oiseaux fous", comme Dany Laferrière qualifie les dirigeants haïtiens. Elle incarne la haine de deux rescapés de l'île de la mort, soit la protégée du monstre, qui lui est encore soumise, et Antoine Guibert, un écrivain qui a débusqué Rosa afin de lui faire avouer ses crimes avant de l'éliminer. Ce dernier compte sur Laura dans l'atteinte de son objectif. L'essentiel du roman repose sur leurs palabres pour déterminer le moyen le plus propice à l'assouvissement de leur désir de vengeance.

Cette intrigue traîne trop en longueur et en considérations redondantes pour soutenir entièrement l'intérêt du lecteur. Hormis le bémol, Marie-Célie Agnant a quand même mené son projet d'écriture avec art. Elle reprend ici la figure d'Emma sous les traits d'Antoine, un homme qui cherche à évacuer un passé entaché d'abjection entretenue par les dignes ecclésiastiques qui ont troqué, pour des faveurs, "leurs ouailles bonnes pour l'abattoir ". Elle parvient à nous sensibiliser au sort des Haïtiens, qui, même dans leur amère patrie, ont été réduits à des citoyens de seconde zone. Plusieurs ont traîné cette blessure jusque dans l'exil, telle que le démontre Côte-des-Nègres, un roman de Mauricio Segura sur les gangs de rue.

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