Paul-André Proulx

Littérature Québecoise

Forest, Isabelle.

La Crevasse. Éd. Lanctôt, 2004, 128 p.

Un Mexicain désœuvré

Depuis quelques années, les romanciers québécois débordent les frontières de leur province pour s'intéresser, surtout, aux pays de l'Amérique latine et des Antilles. Paul Bussières nous a entraînés à Cuba, Gilles Gougeon au Pérou, Andrée Laberge en Bolivie, Pierre Samson au Brésil, sans compter les écrivains immigrants qui ont fait connaître leur pays de l'intérieur, tels Sergio Kokis, Marie-Célie Agnant, Dany Laferrière, Georges Anglade…

Pour camper son premier roman, Isabelle Forest a choisi, elle aussi, un pays du sud, soit un petit village mexicain scindé par un tremblement de terre, qui a séparé les habitants de part et d'autre d'une profonde crevasse. Avec patience, on a érigé des ponts de fortune afin de se retrouver, au moins le dimanche, dans l'église à laquelle conduisent toutes les rues. C'est dans cet humble village marqué par la pauvreté, le soleil, la sensualité, l'esprit religieux et, aussi, une certaine joie de vivre que le héros, Pablo de Conchas, un célibataire de 32 ans, tente de se réaliser sans y parvenir cependant.

À cet âge, il n'a rien fait encore de sa vie, sauf comme servant de messe du curé qui lui a enseigné la lecture et l'écriture. Précieux héritage dans ce village d'analphabètes, qui l'amènera à noter dans des calepins, selon les caprices de la mémoire, ses souvenirs et ses états d'âme. À l'exception de cet exercice, rien ne le pousse à s'engager dans quelque projet que ce soit. Ses journées sont remplies d'alcool, de drogue, de vide. Pourtant, c'est un être sensible. Quelque chose l'empêche de se donner. Que se cache-t-il derrière ce jeune apparemment déjanté? C'est l'intrigue du roman. Réparateur de téléviseurs de par son métier, le père a délaissé ce fils qui le hait autant qu'il l'aime. Devant sa mère alcoolique qui a abandonné son mari, il éprouve un malaise qui le détourne d'elle. En dernier ressort, son dilemme repose sur le fondement logique qui soutiendrait son engagement amoureux et filial.

Comme les héroïnes de Ying Chen, l'amont empêche Pablo de courir vers l'aval. La fracture qui divise son être à l'instar de la crevasse du village est la résultante d'un passé nébuleux. Établir sa filiation semble être le moteur qui va engendrer un changement de cap. Chez les auteurs québécois, cette dynamique prend souvent la forme de lettres (Folle de Nelly Arcan) ou de notes prises dans un calepin (Le Cahier noir de Michel Tremblay). Isabelle Forest a opté, elle aussi, pour cette thérapie salvatrice. Et c'est d'ailleurs d'une lettre que viendront tous les morceaux qui complèteront le puzzle du héros.
Ce beau roman établit une équation entre le village et ses habitants. Un espace défiguré pour des gens déchirés. La métaphore de la crevasse est particulièrement bien adaptée à ce qui distance la population de son humanité comme à ce qui distance Pablo de son identité. L'écriture toute simple confère, au désœuvrement et au vague à l'âme, une texture de conte pour adultes.