Paul-André Proulx

Littérature Québecoises

Bédard, Jean

Maître Eckhart. Éd. Stock, 1998, 352 p.

L'Aventure spirituelle de Maître Eckhart

Maître Eckhart est un dominicain allemand du Moyen Âge. Suspect d'hérésie, il fut traduit devant le tribunal de l'Inquisition, qui a condamné plusieurs points de son enseignement dispensé surtout au Studium (école monastique) de Cologne. Dans son roman, Jean Bédard analyse la pensée de ce théologien, fils de chevalier, qui a décidé, à l'âge de dix ans, de défendre la femme et les démunis en voyant réprimer une fillette par le feu. C'est donc à quinze ans qu'il entra au monastère où il acquit une vision platonicienne de l'univers.

S'inspirant d'Augustin, d'Albert Le Grand et de Thomas d'Aquin, il développa une théologie qui plaçait les humains au centre de la création. Contrairement à Aristote, il voyait en eux des êtres illimités, capables, sans égard au sexe, de s'approcher de Dieu au point de saisir son essence. Le multiple n'étant qu'un reflet de l'Un, voyait-il aussi la théologie, la philosophie et les sciences plutôt comme des angles divers du Créateur que comme des disciplines incompatibles. Cette perception était révolutionnaire car elle faisait sauter les conventions qui privaient les hommes d'un devenir propre. Reproduire le passé équivaut à renier son avenir. Pour Maître Eckhart, les hommes et les femmes sont tous des viatiques dont Dieu profite pour manifester ses impossibles limites. Nous sommes donc le temps qu'Il prend pour se réaliser quelque peu à travers ceux qui acceptent l'aventure spirituelle.
Cette mission ne peut plaire aux détenteurs du pouvoir. Pour eux, il faut plutôt assujettir l'humanité au service de leurs intérêts. Dans ce contexte, Eckhart a encouragé le béguinage pour que les femmes puissent échapper aux mariages organisés, à la chasse aux sorcières. Une béguine est une célibataire qui vit dans un couvent sans appartenir à la communauté qui l'accueille. En somme, ce grand théologien a lutté toute sa vie pour que l'être humain retrouve sa dignité et sa liberté. Il a tenté en vain d'entraîner l'Église dans cette voie, mais Elle était trop occupée à des jeux de coulisses devant mener à l'avènement d'une théocratie servie par le pouvoir temporel.

Le roman prend la forme de propos recueillis par le Père Conrad, mandaté par son supérieur afin de savoir si le Maître répand une doctrine hérétique. On suit donc Eckhart dans tous ses déplacements. Son compagnon d'office relève les propos qu'il tient avec différents interlocuteurs. Il est scandalisé de l'entendre parler aux femmes, particulièrement à Katrei qui deviendra sa fille spirituelle après avoir été violée par deux dominicains. Les ennuis du théologien découlent de la connaissance de cette ignominie commise par ses confrères. Quel plaisir ce serait pour eux d'emmener sur le bûcher celui qui s'apprête à obtenir justice pour sa protégée!

Jean Bédard saisit bien les enjeux entre les parties qui s'affrontent dans son roman. Ce duel théologique s'appuie sur des conversations coupées d'anecdotes qui laissent transparaître la bonté de maître Eckhart envers les " rejects " du temps. Ce minimalisme romanesque rend un peu laborieuse la lecture de ce roman d'autant plus que l'auteur n'édulcore pas les doctes propos de ses personnages. Par contre, la technique d'écriture est impeccable, ce qui compense pour la rigueur du discours. Cet excellent roman est une sorte de Cantique des cantiques, d'hymne à la vie comme L'Histoire de Pi de Yann Martel.